Lundi matin 23 mars
Mal dormi.
Allais-je renoncer à éditorialiser ? J’avoue que l’idée m’en est venue . Et quand je dis mal dormi, c’est vraiment mal dormi. A trois heures du matin je me retournais encore d’un côté et de l’autre, en sueur , le crâne en feu , avec migraine et douleurs partout, comme après un choc frontal où tout l’être est sollicité par une agression d’une rare violence. Rien n’y fit, ni le verre de lait chaud préparé par ma compagne, ni les cachets de doliprane , ni le recours à tout ce qu’il est d’usage d’entreprendre dans une telle situation où le sommeil refuse de s’installer. Echec, échec,échec. Et, pour couronner le tout , ce sentiment de culpabilité que je n’avais vraiment ressenti au long d’une vie plutôt calme, sans aspérités, comme celle d’un homme ordinaire, avec juste ce qu’il faut de militance, même si, comme beaucoup d’hommes de ma génération j’ai connu le trauma de l’aventure algérienne, les élans généreux d’un fameux mois de mai, les joies les peines et les colères d’un homme qui se voulait bon citoyen, agissant, tolérant, héritier des valeurs d’un père instituteur vrai hussard de la République et, finalement, plutôt optimiste.
Mal dormi.
Mal dormi, et tout ça à cause de mon petit fils. Mon petit fils , c’est quelqu’un. A seize ans, comme tous ceux de sa génération, il est toujours en ébullition, avec un côté « la liberté est au bout du portable », sûr de lui et de ses potes, avec juste ce qu’il faut d’humour et de générosité, prompt à la révolte , fort en histoire et en philo, et sûrement plus inquiet qu’il ne veut bien le dire sur les années à venir, même si son parcours scolaire, plutôt réussi, ne justifie pas l’inquiétude du court terme. Avec mon petit fils, on se voit régulièrement, malgré l’éloignement géographique. Et je dois dire qu’il a le portable plutôt facile, et une notion de l’heure plutôt élastique. Il appelle de préférence (?) le soir , vers 23 heures , sans doute à un moment où il se retrouve en disponibilité affective, après le départ d’un de ses potes où de la petite amie du moment.
Mal dormi.
C’était lundi matin, 23 mai, à sept heures. A sept heures ! La sonnerie du téléphone m’a tiré d’un sommeil aussi épais que ma couette. J’ai titubé dans la semi obscurité de ma chambre jusqu’au combiné, renversé au passage le porte-parapluie de la tante de Fontenay, accroché un pan de la veste de mon pyjama à la poignée de la porte du bureau. « Papy ? Alors, t’es fier ? Merci pour le cadeau : Vois ce que votre génération nous laisse en héritage : une blonde manipulatrice, une idéologie digne du temps des années 30, et près de 30 % de gens déboussolés, inquiets, prets à se livrer au pire ? Qu’avez vous fait, ou plutôt que n’avez vous pas fait pour en arriver là ? » Et ainsi de suite sur le même ton, sans que je puisse placer un mot. Tout y est passé : Notre engourdissement dans le confort des années glorieuses, nos querelles idéologiques sybillines prenant le pas sur le travail de terrain, sur la fraternité, nos renoncements , notre individualisme forcené...
Mal dormi. Un tel réquisitoire, et à moi, son grand-père ! Une telle désespérance serait donc possible ? A seize ans ? Serais-je aussi coupable ? Coupable du désespoir actuel ? Comment dormir après ça ? Je sais bien que les adolescents sont souvent très intolérants, très exigeants, mais quand même....Et moi qui croyait à la possibilité de changer l’ordre du monde et des choses, ainsi me serais-je trompé tout au long de ma longue vie ? Ingrate jeunesse ! Et pourtant...
Vendredi 27 mars.
Ce matin, il fait beau . Le printemps s’installe ; à la limite du chromo, avec petits oiseaux et jeunes filles en fleurs. J’ai bien dormi . Le pire n’est jamais sûr ; tout est encore possible . Relu un bouquin de Guillebaud. Revigorant. Avec cette citation de Hölderlin : « Quand croît le péril, croît aussi ce qui sauve ».
Alors , on s’y met tous, avec nos enfants, avec nos petits enfants . On se réveille, on se bouge la tête et le cul ! No pasaran !
MA